You are currently viewing Lorsque les langues s’emmêlent.       Une interview de Damien Tornincasa

Lorsque les langues s’emmêlent. Une interview de Damien Tornincasa

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Non classé

Damien Tornincasa: Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours et sur la genèse de votre maison d’édition?
Barbara Hyvert: Comme pour tout projet, les éditions KidiKunst sont nées d’une envie de changement et de la rencontre de plusieurs facteurs déterminants. Avant de me lancer dans l’édition, j’étais responsable du service éducatif d’un pôle de photographie à Strasbourg. Je travaillais avec un public d’enfants pour lequel je concevais des outils didactiques. J’accueillais par ailleurs des classes bilingues et des groupes de personnes allophones pour des visites d’exposition. C’est avec ce public que la question de la langue et de son apprentissage est rapidement devenue centrale dans mes réflexions et développements de projets pédagogiques.
Ayant fait des études d’histoire de l’art et étant sensible à l’image comme support d’échanges, j’avais envie de renouer avec toutes les disciplines artistiques et de travailler avec des artistes sur les relations texte et image.
Enfin, baignant moi-même dans un contexte bilingue, ce projet éditorial s’est peu à peu construit, le livre restant pour moi un espace de liberté et de divertissement qui permet d’allier l’imaginaire et la magie de l’enfance avec l’univers coloré et créatif de l’art.

Les éditions KidiKunst publient des albums bilingues français/allemand d’un genre nouveau. En effet, les deux langues ne sont pas traduites en miroir mais se complètent et se répondent de manière à façonner l’histoire ensemble. Pourquoi avoir opté pour cette forme-là?
De mon point de vue, le bilinguisme c’est cette liberté et cette faculté de pouvoir naturellement passer d’une langue à l’autre. Chez moi, on parle les deux langues: on commence dans l’une et on termine dans l’autre. Je n’aime pas l’idée de cloisonner les langues. Ni, d’ailleurs, celle de créer une redondance avec la mise en miroir des langues et des images. On sait bien qu’un enfant qui se retrouve devant deux textes, l’un dans sa langue et l’autre dans une langue d’apprentissage, lira sa langue maternelle. Les faire dialoguer au sein d’un même texte invite l’enfant à passer par les deux langues. Et cela sans le mettre en échec par rapport à la compréhension puisqu’il peut s’appuyer sur le contexte brossé dans sa langue, mais aussi sur les illustrations du livre qui apportent leur lot d’éléments.
Pour moi, le livre est un terrain d’invention et de jeu pour explorer des formes d’interactivités avec les lecteurs et des modalités de lectures différentes pour chaque publication. L’enfant étant généralement plus ouvert que l’adulte face aux formes un peu nouvelles, cette immersion dans les langues se fait sans appréhension et de façon plus intuitive pour lui.

A quel public s’adressent vos publications? Plutôt aux enfants bilingues ou à ceux qui étudient l’allemand ou le français comme une langue étrangère? A partir de quel âge peuvent-ils être lus?
Les publications de KidiKunst s’adressent aux enfants bilingues mais aussi aux enfants en apprentissage du français ou de l’allemand comme langue étrangère. Nous n’avons pas la vocation d’apprendre aux enfants l’une ou l’autre langue, mais davantage celle de les accompagner en les immergeant dans les langues.
Si les éditions KidiKunst proposent des livres pour les enfants entre 3 et 10 ans, on notera que chaque livre présente une approche du bilinguisme différente, et ce avec son degré de difficulté. Aussi, beaucoup dépend de l’accompagnement de l’adulte autour du livre!
Un livre pourra être destiné à des curieux bilingues dès l’âge de 3 ans, mais du point de vue de l’apprentissage il pourra être utilisé avec des enfants déjà lecteurs. Je pense au livre de Suzy VergezSag mal, comment on fait les animaux?: pour des débutants en allemand ou en français, il propose un jeu ludique autour des langues qui permet à l’enfant de s’enrichir de nouveaux mots de vocabulaire.
Le livre Lunes… eine mondlose Nacht de Mélanie Vialaneix est une histoire qui s’adresse aux enfants de 6-8 ans. Elle commence en français. Une fois le contexte posé et l’enjeu de l’histoire défini, on introduit l’allemand qui s’impose progressivement. La fin de l’histoire est ainsi tout en allemand. Un lecteur bilingue pourra s’approprier le texte naturellement. Mais, pour un enfant en apprentissage des langues, cet album sera sans doute, au début, trop difficile du fait de la quantité du texte et du vocabulaire. Là aussi, nous ne cherchons pas à décourager l’enfant. L’idée est de l’inviter à extraire ici ou là des mots, puis des structures de phrases, mais aussi à revenir au texte, à le relire jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin des fiches avec les traductions intégrales pour comprendre l’histoire.
En fait, peu importe l’âge, quel qu’il soit, tout album est bon à prendre!

Lunes...eine mondlose Nacht

 

Image intérieure de « Lunes… eine mondlose Nacht  » de Mélanie Vialaneix (©KidiKunst)

On entend souvent dire que l’allemand est une langue très difficile à apprendre. Que répondez-vous à cela?
Je souris à la lecture de cette question. J’entends souvent dire ça aussi. Mais l’apprentissage de toute langue peut s’avérer compliqué. Evidemment, il y a un peu de travail à fournir quand on apprend une langue, mais je pense que la première difficulté vient de barrières et de préjugés que l’on se pose avant de se lancer dans l’apprentissage de l’allemand. C’est de s’en libérer qui est difficile!
Dans le cadre d’une association où je donne des cours d’allemand pour adultes, j’ai pu constater qu’ils ont davantage peur de l’erreur que l’enfant, et qu’ils pensent devoir d’abord maîtriser la théorie avant de savoir parler.
Alors, osez parler! Prenez la parole plus spontanément et faites fi des erreurs, qu’avec la pratique et le temps on finit par corriger.
Quand on y pense, même si sa grammaire fait peur, l’allemand n’est pas une langue particulièrement difficile!

Pour le moment, vos publications sont exclusivement en français et en allemand. Envisagez-vous, à l’avenir, d’ouvrir votre catalogue à d’autres langues?
Oui, peut-être. La question est réelle, mais KidiKunst est aujourd’hui une maison encore trop petite pour penser aussi loin. On souhaite d’abord asseoir ce principe du bilinguisme, le faire connaître et reconnaître, et bien sûr trouver le public. Faire des livres c’est super, mais il faut ensuite les faire vivre entre les mains d’enfants, de libraires, de parents et de bibliothécaires. Si d’ici quelques années la demande et les besoins sont là, si KidiKunst a les épaules pour porter et défendre un nouveau catalogue, alors pourquoi pas?

Dans votre logo, le mot allemand Kunst («art»), d’une teinte différente de Kidi, attire l’œil. J’imagine que ce n’est pas un hasard…
Non, en effet, ce n’est pas un hasard. Je souhaitais un nom amusant dans sa prononciation, un nom qui mentionne le public auquel sont destinées les publications, un nom qui rappelle le bilinguisme propre à la maison d’édition, enfin un nom qui parle du travail des illustrateurs et des artistes avec l’idée que chaque livre est l’œuvre d’un auteur et/ou d’un illustrateur.
Finalement, je trouve le contraste entre «Kidi» (Qui dit…?) – étonnant et ludique – et «Kunst» – sérieux et ambitieux – très éloquent. Dans le logo, la designer a travaillé l’image d’un livre aux pages entrouvertes avec les K de KidiKunst comme une fenêtre ouverte en papier découpé, matérialisant ainsi un passage pour pénétrer l’univers du livre et s’immerger dans son histoire.
C’est compliqué de trouver un nom et un logo qui résonnent et fassent sens pour soi et pour autrui. Mais j’ai aimé l’exercice et les possibles!

Logo KidiKunst

 

Logo des éditions KidiKunst

Comment choisissez-vous les illustratrices et illustrateurs à qui vous confiez vos projets?
En principe, je fonctionne aux coups de cœur, tant pour le travail et l’univers d’un artiste, d’un illustrateur ou d’un photographe que pour sa personnalité. Je me note précieusement ces rencontres artistiques quelque part et pourquoi leur travail me touche, m’émeut ou me parle. Ce peut être pour des raisons bien différentes! Et, quand je me sens mûre pour un projet ou que j’ai quelque chose à proposer, alors je les contacte et on détermine ensemble comment donner suite aux idées. Mélanie Vialaneix est un bon exemple. Je connaissais déjà son travail de gravure, sensible et onirique, et j’avais vraiment envie de travailler avec elle. Aussi, quand j’ai créé la maison d’édition, je l’ai immédiatement contactée. De là, Lunes… eine mondlose Nacht, son premier livre et la première publication de KidiKunst!

Pensez-vous que les images se «lisent» de la même manière qu’on soit un enfant français ou allemand? Ou, au contraire, existe-t-il des particularités culturelles (notamment sur la signification de certains symboles et codes visuels) auxquelles vous êtes attentive?
J’ai toujours été sensible aux images. Et, dans le cadre de mes fonctions au pôle de photographie, j’ai pu étudier leur rôle comme vecteur d’échanges et leurs impacts visuels sur des publics très différents. Reflets du monde extérieur, elles sont un vrai langage universel. Certes, elles sont polysémiques et plurielles et possèdent autant de discours qu’elles ont de lecteurs. Mais c’est cette idée précisément qui m’intéresse: les différentes lectures possibles d’une même image en fonction de l’histoire individuelle, sociale et culturelle propre à chacun d’entre nous, que l’on soit Français ou Allemand. Alors, oui, je suis attentive aux illustrations que l’on me propose et aux lectures possibles qui en résultent. Mais, du fait de notre proximité et de nos échanges culturels entre les deux pays, il est plus probable que nous partagions des symboles et des codes visuels identiques que le contraire. Telle l’image de la cigogne qui apporte les bébés à la fin du livre de Suzy Vergez, ou encore celle du loup et de la chèvre que Patrice Seiler décide de réunir par opposition à l’image issue de l’imaginaire collectif et de la littérature où le loup mange la chèvre.
J’aime d’ailleurs beaucoup le livre de Patrice Seiler, Der Schrei le loup migrant, car en termes de lecture d’images il est très riche en références et sous-entendus visuels et textuels. Ce n’est pas tant un enfant français et un enfant allemand qui liront les images différemment, mais davantage un enfant et un adulte, qui peuvent découvrir de nouvelles choses à chaque lecture…

En plus d’être intéressantes d’un point de vue linguistique, les publications de KidiKunst explorent des thématiques fortes et d’actualité. Ainsi, votre dernier album, Der Schrei le loup migrant, signé par Patrice Seiler, parle d’écologie, de migration et de politique. Pouvez-vous nous le présenter plus en détail?
Le livre de Patrice Seiler raconte l’histoire d’un loup qui décide de migrer car dans sa forêt, peu à peu détruite par des machines, il n’y a plus personne à manger. Après un voyage compliqué en mer, dans une barque surchargée qui se renverse dans les vagues, Loup arrive enfin devant une forêt. Et quelle forêt! Elle est grise et lumineuse tout à la fois, faite d’immeubles et de tours et gouvernée par un cochon très près de ses pièces d’or, qui répond au nom de Troumpe!
Là, Loup découvre un nouvel environnement… Tantôt triste, tantôt drôle, l’histoire se construit comme une satire ironique sous le regard chargé d’humilité de Patrice Seiler, et les illustrations très colorées faites de papiers collés, de peinture et de dessin caricatural renforcent le propos.
C’est un conte contemporain qui puise en effet son imagination dans l’actualité. Il met en scène les problèmes écologiques ainsi que les inégalités sociales, celle des migrants et de nos gouvernances capitalistes. Qu’à cela ne tienne, l’album s’adresse aux enfants, l’histoire se termine haute en couleur et plutôt bien!

Der Schrei le loup migrant

 

Couverture et image intérieure de « Der Schrei le loup migrant « de Patrice Seiler (©KidiKunst)

A l’automne 2018, Suzy Vergez a publié chez KidiKunst Sag mal, comment on fait les animaux?. Cet album est un hymne poétique à la nature et permet aux jeunes lecteurs de découvrir comment on nomme les animaux en allemand ou en français. A chaque double-page, un même principe: de l’action d’un être humain, représenté en page de gauche, naît un animal; pour le découvrir, l’enfant doit déplier un grand rabat qui recouvre la page de droite. Ainsi on apprend notamment que c’est en faisant ricocher des cailloux dans un étang qu’on donne vie aux poissons et que les hérissons apparaissent dès qu’on se met à tailler des cactus.
Comment est venue cette idée de cacher les animaux sous des rabats? Est-ce que ce livre, qui sort un peu des formats habituels, a représenté un défi du point de vue de la fabrication?

Oh oui! Ce livre était un réel défi et toute une histoire!
L’idée des rabats était de Suzy Vergez elle-même. J’avais découvert ce projet, alors encore sans texte, de manière tout à fait fortuite. Et j’ai eu un vrai coup de cœur pour ce travail, pour sa poésie, son concept, ses papiers découpés. J’aimais aussi beaucoup un leporello (livre-accordéon) qu’elle avait fait… Naïvement, je pensais que la conception du livre à rabat serait plus facile que le leporello et peut-être moins onéreux. Je précise que c’était le deuxième livre de KidiKunst et que je n’ai pas de formation dans les métiers du livre. Je découvre beaucoup sur le terrain et j’apprends de mes erreurs aussi!
J’avais contacté l’imprimeur avec lequel je travaillais alors. Le livre lui semblait réalisable, le devis était tout à fait abordable pour le projet que c’était. Le premier défi était la conception du fichier. Un vrai casse-tête pour que les images, les pages et les rabats coïncident entre eux à l’imposition et pour que tout soit calé avec l’imprimeur. On aurait pu croire qu’après ça ce serait plus facile. Mais il a fallu envoyer une maquette à l’imprimeur basé en Espagne pour qu’il puisse façonner le livre d’après le modèle. Quand les palettes sont arrivées, je me réjouissais. Mais… malgré tous les allers-retours, les bons à tirer et tests d’impressions, aujourd’hui encore les 1000 exemplaires du livre sont dans le garage de mes parents! Je suis donc passée par un imprimeur local, pour pouvoir suivre tout le processus de fabrication et m’assurer du rendu. Le prix n’est évidemment pas le même, mais j’ai pu faire honneur au travail de Suzy Vergez: le livre est beau!

Le siège de KidiKunst est situé à Schiltigheim, en Alsace, à quelques kilomètres seulement de la frontière allemande. En parlant de frontières, est-ce que vos livres les traversent? Peut-on les acheter en Allemagne, Autriche, Suisse, Belgique? De quelle manière organisez-vous votre diffusion et votre distribution?
L’idée est effectivement de faire voyager les livres au-delà des frontières. On peut trouver les livres dans certaines librairies en Allemagne et en Belgique, et quelques librairies en Suisse et au Luxembourg passent parfois des commandes pour leurs clients. Mais la visibilité est encore trop fragile. J’y travaille, mais pas assez! A ce jour, je fais tout: de la conception du livre à sa diffusion et sa distribution. Communiquer autour des livres est une chose, mais pousser les portes des librairies pour présenter les livres en est une autre. En Alsace, je suis aidée par la CIL (Confédération de l’Illustration et du Livre Grand Est) qui propose des campagnes de diffusion et de distribution, et par la région Grand Est qui nous permet de participer à différents grands salons du livre, toujours très utiles pour la diffusion et les rencontres avec d’éventuels partenaires. Mais, étant à mi-temps enseignante d’allemand à l’école primaire, j’avoue manquer de temps et devoir repenser cette partie-là. Il faudrait trouver une personne qui se charge de la diffusion et de la distribution, afin que les livres trouvent de nouveaux lecteurs en dehors de nos frontières, mais c’est un peu compliqué…

Pour finir, une question un peu plus gourmande… En octobre dernier vous avez publié Mes petits gâteaux de Noël (Meine kleine Weihnachtsbäckerei), un livre de cuisine pour se régaler en famille. Si vous deviez nous conseiller une recette à réaliser ABSOLUMENT, quelle serait-elle?
Question difficile! Pour faire ce livre, nous avons déjà dû faire une sélection drastique parmi toutes les recettes de Noël! Spontanément, je répondrais la figurine en pâte d’amande (Marzipanfigürchen). Pour le goût bien sûr, mais aussi pour sa symbolique. J’aime l’idée de pouvoir offrir un porte-bonheur aux gens qu’on aime pour la nouvelle année… Moments sympas en famille assurés! Chacun peut confectionner sa figurine, les formes étant si nombreuses et diversifiées, les enfants adorent ça, et même les plus petits peuvent participer!

                   Marzipanfigürchen

Image intérieure de « Mes petits gâteaux de Noël » (« Meine kleine Weihnachtsbäckerei ») de Barbara Hyvert, illustrations de Mélanie Vialaneix et photographies de Marion Pedenon (©KidiKunst)